Bonjour !
D’habitude, pour mon article du dimanche je m’en tiens au thème principal de mon blog, la cuisine. Mais là je souhaite vraiment attirer votre attention sur un sujet capital : comment on peut rendre les enfants sexistes en leur offrant des livres d’une maison d’édition très répandue : les éditions Fleurus. Alors si vous ne devez retenir qu’une chose, c’est que les livres Fleurus sont à éviter au maximum. Je vais vous expliquer pourquoi avec l’exemple d’un de ces livres, portant sur les dinosaures et la préhistoire. Je conclus bien sûr avec des propositions alternatives pour aborder ce sujet avec un enfant (je les ai mises en gras pour que vous puissiez les voir sans lire tout mon texte).
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Vous savez peut être que je boycotte les éditions Fleurus, j’ai expliqué pourquoi dans cet article. Le problème, c’est que cette maison d’édition honteusement rétrograde est très largement distribuée dans les magasins. Diverses personnes offrent donc au Béluga des livres Fleurus, en toute bonne foi, pour lui faire plaisir et lui permettre d’en apprendre plus sur un sujet qui peut l’intéresser.
Mais les livres des éditions Fleurus, même parus récemment, construisent sans le dire une vision du monde qui non seulement est totalement biaisée (raciste et sexiste) mais qui en plus est carrément fausse (en désaccord avec les connaissances actuelles).
Vu que je ne peux pas tarir à la source ces achats néfastes, j’ai décidé d’apprendre au Béluga à s’en protéger.
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Le livre
Il ‘agit d’un livre publié en 2016, qui est la reédition interactive du titre « L’imagerie des dinosaures et de la préhistoire ». Et la présentation du livre original annonce clairement la cible de cet ouvrage. Jugez par vous-même :
« Avec l’imagerie des dinosaures et de la préhistoire, l’enfant s’évade dans le monde sauvage des dinosaures. Il va pouvoir découvrir les différents types de dinosaures, comme l’énorme quetzalcoatl volant, ou encore le terrible tyrannosaure…
Cette collection vendue à plus de 20 000 000 d’exemplaires dans le monde comprend 40 titres sur des thèmes aussi différents que la mer, la musique, la préhistoire, la nature, les princesses… »
D’après la présentation officielle, c’est donc un livre rempli de références à un monde terrifiant, que vous pouvez acheter sans réfléchir car la collection a beaucoup de succès, et si vous voulez acheter un livre à un autre type d’enfant il y a dans cette collection des ouvrages sur d’autres thèmes. En bref : ce livre est pour les garçons, les filles n’ont pas à s’informer sur la préhistoire.
Et je confirme l’efficacité de cette démarche sexiste : en tant qu’enfant, je n’ai jamais reçu de livre, jouet ou figurine sur le thème de la préhistoire, et à l’époque ça ne m’a pas dérangée – alors que c’est une époque qui me concerne tout autant qu’un garçon. Maintenant que je suis adulte, je regrette d’avoir eu toute mon attention de petite fille détournée vers des activités uniquement domestiques (loisirs créatifs, poupées, lego « pour fille », etc) et me sentir ignare sur des thèmes fondateurs comme la préhistoire et sur des sujets importants pour la vie de tous les jours comme le bricolage ou la mécanique. Il n’est jamais trop tard pour se cultiver, bien sûr, mais pourquoi défavoriser ainsi les enfants, filles comme garçons, en leur interdisant de fait l’accès à des pans entiers du savoir ? Attention, je sais que mes parents ont fait de leur mieux, avec tout leur amour et sans aucune volonté de m’interdire des choses. Mais je note que, si on n’adopte pas une posture active sur le sujet, on ne peut que reproduire les stéréotypes sociaux qui nous enferment tous et toutes.
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La couverture du livre

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Je pose une première question au Béluga : « A ton avis, ce livre est-il destiné à tous les enfants ? » Réponse du Béluga : « Non, ce n’est pas pour les petits car ça peut leur faire peur ».
Deuxième question : « D’après toi, ta copine E serait elle contente qu’on lui offre ce livre ? ». Là le Béluga est embêté car il pense que je veux donner son livre à E… Je corrige : il s’agit de savoir si acheter un autre exemplaire de ce livre pour l’offrir à E serait une bonne idée. Le Béluga pense que oui.
Je demande alors au Béluga d’observer les couleurs présentes sur la couverture. Il n’y a ni rose, ni violet, qui sont des couleurs présentes sur la quasi totalité des articles destinés aux filles. Il n’y a quasiment pas de jaune, de turquoise et autres couleurs claires. Il ne s’en rend pas (encore) compte, mais cette couverture comporte clairement des couleurs que notre société actuelle associe aux garçons, et pas une seule touche de couleur actuellement associée aux filles.
Et bien sûr, comme l’a remarqué le Béluga, ce qui est dessiné peut être effrayant : un tyrannosaure qui court toutes dents dehors, soit vers nous soit vers le stégosaure qui marche tranquillement un peu plus loin, ce n’est clairement pas un personnage habituel de l’univers féminin. C’est un choix d’autant plus dommageable que :
- il est faux de représenter un tyrannosaure à côté d’un stégosaure puisque ces dinosaures ne vivaient pas à la même époque, comme expliqué dans cette liste de 10 idées reçues sur les dinosaures.
- Les dinosaures, même carnivores, ne passaient pas leurs journées à se battre : ils prépareraient leur nid et couvaient leurs œufs, dormaient, etc.
Il aurait donc été très facile de trouver des illustrations moins agressives, susceptibles de plaire tant aux garçons qu’aux filles, et historiquement justes. Le choix de cette couverture montre donc déjà le sexisme et le manque de réalité scientifique de cet ouvrage pourtant présenté comme documentaire.
Et ce n’est pas un problème isolé : en effet, le Béluga a déjà un autre livre de cette même maison d’édition sur le même thème (quand je vous dis que l’éducation sexiste a aussi comme inconvénient de limiter les centres d’intérêt des personnes… tu es un garçon, tu n’as droit qu’aux dinosaures, aux chevaliers, aux robots et aux véhicules !) et comme le montre sa couverture, il est traité exactement de la même manière, et en particulier clairement interdit aux filles (un allosaure toutes dents dehors s’en assure) :

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Le chapitre sur les dinosaures
Les pages portant sur les dinosaures reflètent encore la vision qu’on avait des dinosaures jusqu’au 19ème siècle, comme d’effrayants colosses à la peau épaisse et grise, passant leurs journées à attaquer ou à se défendre. Or on sait maintenant que cette vision a été imaginée uniquement à l’aide des ossements de dinosaures, ce qui était très insuffisant pour obtenir une image réaliste des animaux. Les savants de l’époque ont donc utilisé leur imagination pour compléter, ce qui est normal, sauf que maintenant cette vision totalement imaginaire des dinosaures est actuellement présentée dans l’imagerie populaire comme un fait indiscutable.
Par exemple, l’aspect des dinosaures a pendant longtemps été imaginé en plaquant directement sur leur squelette (méthode « shrink wrapping« ) une peau ressemblent à celle des reptiles actuels. Sauf que si des savants du futur récoltaient les squelettes des animaux actuels (chat, cygne, etc) et utilisaient cette méthode pour imaginer leur apparence, ils seraient très loin de deviner leur apparence réelle. Ceci est expliqué sur cet article de Scientific American (en anglais, mais les images sont parlantes) avec des dessins issus du livre « All Yesterdays: Unique and Speculative Views of Dinosaurs and Other Prehistoric Animals ». On peut aussi voir d’autres dessins impressionnants issus de ce livre dans cet article au ton plus humouristique.
Et effectivement, comme les animaux actuels, on sait maintenant que les dinosaures sont plus proches des oiseaux ou des mammifères que des reptiles actuels, comme expliqué et illustré ici avec humour (en anglais). Certains dinosaures avaient des poils, des motifs colorés, et que certainement beaucoup d’entre eux avaient des plumes (comme expliqué ici) et probablement des parties graisseuses entre la peau et les os. On est donc maintenant loin du physique agressif et cuirassé véhiculé par ce livre.
D’autre part, les pages sur les dinosaures souffrent d’un autre préjugé dépassé : les dinosaures y sont quasi uniquement montrés en train de manger ou de se battre. De fait, le comportement des dinosaures a d’abord été imaginé par des hommes qui ont eux-même été élevés avec l’idée (fausse) que dans le monde naturel il n’y a que de la violence, aucune coopération entre animaux (alors qu’on sait depuis longtemps que ce n’est pas vrai, comme le montrent les travaux de Kropotkine). Comme les animaux d’aujourd’hui, les dinosaures avaient aussi des comportements sociaux et prenaient du temps pour dormir ou préparer leur nid.
Certains dinosaures couvaient même leurs œufs, comme l’oviraptor, qu’au départ on l’imaginait en prédateur voleur d’œufs ! Cet exemple est heureusement précisé dans une phrase du livre, mais l’illustration associée est complètement à côté de la plaque : elle montre encore l’oviraptor tenant un œuf dans ses mains comme s’il allait le manger ! Une illustration correcte (et cohérente avec le texte !) aurait été de représenter l’oviraptor couché sur son nid en train de couver, comme une poule préhistorique. Ça aurait été en accord avec la réalité scientifique, mais ce n’était sans doute pas assez « garçon » pour les éditions Fleurus ! Avec ça, comment voulez-vous que les garçons éprouvent un quelconque intérêt pour ce qui concerne les enfants ? Et encore, là on ne parle que des dinosaures, pas encore des hominidés…

L’oviraptor selon les éditions Fleurus : finalement, il le mange ou il le couve, son oeuf ?
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Et maintenant on fait comment pour se documenter de manière réaliste sur les dinosaures ? Voici ma liste de chouettes ouvrages pour enfant sur les dinosaures.
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Le chapitre sur la préhistoire
On peut voir dès l’ouverture de ce chapitre que, contrairement à ce qu’indique le titre du livre, le sujet ici n’est pas la préhistoire, mais « les hommes préhistoriques ». Ou plutôt, des hominidés. C’est bien « hominidés » le terme correct, et je ne vois pas pourquoi les enfants en seraient pas capables de le prononcer, puisque quelques pages plus tôt dans ce même livre on trouve des noms de dinosaure comme « quetzalcoatlus » ou « compsognathus » !

Page d’ouverture du chapitre sur les hominidés
Mais pour les éditions Fleurus évidemment, c’est le terme « hommes préhistoriques » puis tout simplement « hommes » qui est utilisé à chaque phrase. Et ceci est totalement en accord avec les illustrations pour le coup, avec une impressionnante exclusion des femmes. J’ai décidé d’en parler avec le Béluga.
J’ai proposé au Béluga de compter le nombre d’hominidés dans les premières pages du chapitre, pages 46 à 49. On observe 28 hominidés.
Puis j’ai proposé de compter combien d’entre eux étaient des femmes, des hommes, des enfants. D’abord, il faut les reconnaitre : comment ? Soit avec un zizi visible (hommes, garçons), soit avec des seins visibles (femme).
Sur les quatre premières pages de ce chapitre, on observe 21 hommes, 4 femmes, 2 enfants de sexe masculin et 1 enfant de sexe non connu.

Homo habilis d’après Fleurus : 9 individus de sexe masculin pour 1 individu de sexe féminin
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Je pose alors ingénument la question au Béluga : « Ca veut dire qu’il y avait moins en femmes que d’hommes pendant la préhistoire ? ». « Oui » répond le Béluga… Hé non, il y en avait sans doute autant que d’hommes, comme à l’heure actuelle !!
Pour continuer l’étude, je propose au Béluga d’observer les activités assurées par les 4 femmes représentées dans ces premières pages. Il y a d’abord Lucy, représentée sans contexte, juste pour illustrer la reconstitution de son squelette. La deuxième femme garde son fils, la troisième casse des noix et la quatrième s’occupe de son fils. Et bien sûr, ça continue à l’identique dans les pages suivantes.

Homos erectus d’après Fleurus : 8 hommes adultes pour 1 femme, cloitrée dans sa cabane pour s’occuper des enfants
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Dans la suite du chapitre, une fois que les hominidés portent des vêtements, il est moins facile de distinguer hommes et femmes. Un œil attentif permet cependant de distinguer que les hommes sont représentés le front bien dégagé, soit avec les cheveux en arrière, soit comme s’ils avaient des barrettes invisibles retenant leurs cheveux de tomber sur le front. Les femmes, quant à elles, ont dans ces pages le front en partie couvert par leurs cheveux. Mais j’interprète, voici l’observation brute : dans ces pages, on observe que les hominidés s’occupant de la cuisine et des enfants ont le front en partie couvert par leurs cheveux, tandis que les hominidés assurant toutes les autres activités ont le front bien dégagé. Aucun texte ne vient poser des mots là dessus, mais le message discriminant (pour ne pas dire sexiste) est transmis grâce aux illustrations.
Mais je ne suis pas allée dans ces détails avec le Béluga. Et je ne lui ai pas non plus proposé le même jeu en version texte : si on compte le nombre de fois où apparait le mot « femme » dans le chapitre, on n’en trouve que 7 mentions (à la différence du mot « homme », omniprésent). Sur ces 7 occurrences, il y en a 1 pour Lucy, 2 dans une phrase sur la cuisine, 2 dans une phrase sur le corps (statuettes de femme), 1 dans une phrase sur les enfants et 1 dans une phrase sur la couture…
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Avec le Béluga (qui a 6 ans et demi), on a simplement parcouru la suite du chapitre et noté les activités assurées par les personnages ostensiblement masculins (présentés torse nu) ou féminins (présentés torse couvert alors que les hommes sont torse nu). Le résultat est clair : les personnages ostensiblement féminins sont uniquement représentés à côté d’enfants ou d’une installation de cuisine (même pas pour construire l’installation, juste pour l’utiliser) ou d’une installation permettant de coudre/tisser. C’est tout !

D’après Fleurus, la femme préhistorique n’est même pas capable d’assembler quelques morceaux de bois et de cuir.

Illustration sur l’invention de l’aiguille : 3 femmes adultes, un enfant probablement fille. Et dans le texte, ce n’est plus « l’homme invente » mais « on invente ».

Les premiers vêtements selon Fleurus : les personnages sont des femmes, et le code couleur rose nous montre bien, si le reste ne suffisait pas, que le tissage n’est pas une activité pour les hommes.
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Et j’oubliais la page sur les parures – appelées « bijoux » pour une raison que j’ignore (pour ne pas dire : parce que parure ne devait pas sonner assez féminin). Et évidemment chez Fleurus, le port des parures est illustré par un personnage aux traits particulièrement fins et aux seins tellement gros qu’on les voit très clairement sous son vêtement épais. Le message est donc clair : garçons, ceci n’est pas pour vous ! Ce qui est contraire à la réalité historique, puisque les parures ont été retrouvées sur des individus des deux sexes ainsi que sur des enfants.

Les femmes n’ont même pas la possibilité d’être associées à l’art rupestre, selon Fleurus. Ce qui est faux d’après les connaissances actuelles : « Les réalisations artistiques de la Préhistoire ont autant de chance d’être féminines que masculines. L’étude des mains négatives dans l’art pariétal montre qu’une grande partie serait tout simplement féminines. »

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Et pour finir sur les illustrations de ce chapitre, qui sont donc parfaitement en accord avec ce texte sexiste qui invisibilise les femmes et les relègue à la sphère domestique ou esthétique, j’allais oublier de vous montrer cette image. On y voit deux nanas bien coiffées qui se prélassent dans la charrette en mini robe et prennent la pose : deux parfaites potiches de la préhistoire !

D’après Fleurus, quand une femme ne s’occupe pas de ses enfants, de la cuisine ou du linge, elle fait la diva avec ses copines
Et la réalité, qu’en est-elle ? C’est Doudou qui a regardé sur internet pendant que je parcourais ces pages avec le Béluga. Pour une réponse rapide, il a trouvé ce court article sur le site du Musée de l’homme, « si la femme était moins mobile de par son rôle dans la reproduction (grossesse puis allaitement), cela ne l’empêchait pas de participer activement aux activités du groupe » y compris des activités que l’on pensait masculines (et que Fleurus représente encore comme exclusivement masculines) comme la chasse au gros gibier et l’art rupestre. Et pour une réponse plus détaillée, cet article bien illustré sur le site Hominidés.
Et maintenant on fait comment pour se documenter de manière réaliste sur la préhistoire ? Même le site de référence français sur la préhistoire, Hominidés, ne propose pas une sélection pour enfants qui soit fiable… Parce qu’au-delà du sexisme, il y a aussi un énorme problème de racisme dans les ouvrages pour enfants sur la préhistoire ! En effet, contrairement à ce que montrent quasiment tous les ouvrages vendus en France, les hominidés du Paélolithique n’étaient pas blancs de peau et avaient probablement les cheveux tressés ! (Si vous aimez la littérature scientifique, voici l’article de Ian Mathieson et col. paru en 2015 dans Nature, cet article de Sandra Wilde et co. paru en 2014 dans PNAS et cet article de Alicia R Martin et col. paru en 2017 dans Cell.)
Pour le moment, le seul ouvrage correct que j’aie trouvé est « Archéo animaux » de Lamys Hachem. Je vous le recommande, à partir de 8 ans, et il est très intéressant même pour les adultes ! Pour les enfants de moins de 8 ans, il n’y a actuellement AUCUN ouvrage francophone que je trouve acceptable.
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Bon dimanche !